Naissance et développement d'un metagame
Avant-propos
Cet article, trouvable initialement sur
mon blog (lolpub), parle de la notion de "metagame" dans le jeu vidéo. Il était initialement destiné à m'aider à réfléchir sur les concepts à apporter à un de mes futurs projets, mais pendant sa rédaction, j'ai pensé qu'il serait intéressant de le publier.
N'hésitez pas à me faire part des erreurs, des incohérences, ou tout simplement de votre point de vue sur le sujet.
Merci d'avance de votre lecture !
P.S.: Attention au ton un peu plus formel que d'habitude
Définition d'un metagame
Metagaming is a broad term usually used to define any strategy, action or method used in a game which transcends a prescribed ruleset, uses external factors to affect the game, or goes beyond the supposed limits or environment set by the game. (
Wikipédia)
[...] the use of out-of-game information or resources to affect one's in-game decisions. (
Wikipédia)
[...] the Metagame is the collection of strategies in common use; how everyone else is playing. (
TV Tropes)
Le
metagame est donc la possibilité pour un joueur d'influencer ses chances de victoire grâce à des informations n'appartenant pas au jeu lui-même, plus particulièrement les stratégies utilisées par les autres joueurs.
Cela peut se faire de plusieurs manières différentes :
•
Preparation done before a match to exploit current trends [...]
•
Preparation done specifically to exploit an opponent's or map's style of play
•
Strategic decisions designed specifically to exploit a player's reaction or weakened mental state in the future. These are also known as 'mind games' or 'psychological warfare'
(
Liquipedia StarCraft 2 Wiki)
En gros, le metagame peut passer par l'exploitation des tendances générales, l'exploitation des habitudes et techniques de l'adversaire ainsi que des caractéristiques de l'environnement de jeu, ou encore une guerre psychologique avec le ou les adversaires.
Nous traiterons dans cet article les deux premiers éléments de la liste ensemble : le metagame en tant que possibilité d'exploitation des tendances des joueurs en général et de l'adversaire en particulier pour augmenter ses propres chances de victoire.
La génération d'un metagame
La recette
Ce concept naît d'un
gameplay suffisamment complexe et basé sur des
choix significatifs, et pas uniquement sur la chance et/ou la technique.
Un jeu de
chance pure ne peut développer un metagame car il n'y a aucune
stratégie à appliquer, tandis qu'un jeu de
technique pure demande au joueur de trouver la stratégie la plus efficace dans l'absolu, sans influence du choix de la stratégie du joueur sur la stratégie adverse.
La possibilité de faire des choix influençant la suite du jeu est donc une condition nécessaire à l'établissement d'un metagame. Mais ce n'est pas une condition suffisante.
En effet, prenons pour exemple un jeu possédant les règles suivantes :
• Deux choix, A et B, sont possibles
• Les joueurs de ce jeu doivent choisir l'un des deux
• Deux joueurs qui finissent à égalité (peu importent les modalités amenant à ladite égalité) doivent déterminer le vainqueur aléatoirement.
Maintenant, observons différentes conditions de victoire ou d'égalité
• Si les deux possibilités sont équivalentes (A = B), alors il n'est pas significatif de choisir entre les deux (puisque quels que soient les choix des joueurs, il faudra déterminer le vainqueur de manière aléatoire, ce qui apparente cette version à un jeu de chance pure) donc un metagame pour ce jeu est impossible ;
• Si un choix en particulier est supérieur à l'autre (A > B), alors il est inutile de choisir B (puisque l'on obtiendra au mieux une égalité donc un jeu de chance pure, au pire une défaite) et tout bon joueur se devra de choisir A. Cette version s'apparente alors à un mélange de technique (pour choisir A... oui, c'est techniquement de la technique) et de chance (pour obtenir la victoire en cas d'égalité), et le choix entre A et B devient insignifiant.
Il faut donc ajouter à la recette les conditions suivantes :
• Au moins deux
feuilles A et B de l'
arborescence des choix du jeu doivent être
gagnantes dans certaines circonstances et
perdantes dans d'autres
• Il existe au moins une situation où les circonstances pour lesquelles la feuille A est gagnante correspond aux circonstances pour lesquelles B est
non-gagnante (est perdante ou donne une égalité)
• il existe au moins une situation inverse à la précédente (B est gagnante et A est non-gagnante)
Appelons
[C] cet ensemble de conditions
Pour que l'exemple précédent satisfasse [C], on peut par exemple rajouter la circonstance suivante : "A gagne si le nombre de joueurs choisissant A dans la partie (noté
J(A)) est minoritaire, et B gagne si le nombre de joueurs choisissant B dans la partie (noté
J(B)) est minoritaire, et il y a égalité sinon". Écrit mathématiquement, cela donne :
• A > B <=> J(A) < J(B)
• A < B <=> J(A) > J(B)
• A = B <=> J(A) = J(B)
Cette règle reste très simple, et l'on peut tout de même supposer qu'une série répétée de matches entre les mêmes joueurs verra naître un début de metagame (à condition que le nombre de joueurs soit strictement supérieur à 2, pour des raisons évidentes), en cela que certains joueurs développeront une habitude de toujours jouer A (ou B), tandis que d'autres joueront alternativement A, puis B, puis A, ... et un joueur suffisamment résolu pourra glaner ces quelques informations et comparer la probabilité pour qu'un choix ou l'autre soit plus représenté dans le match à venir.
Exemple : le Pierre-Papier-Ciseaux
Un autre exemple très simple et très connu de jeu pouvant générer un metagame est le Pierre-Papier-Ciseaux (
PPC) ou Shi-fu-mi.
Petit rappel pour les australopithèques, le PPC consiste en un match (ou une série de matches) entre deux joueurs qui doivent choisir un des trois
éléments (Pierre/Rock (
R), Papier/Paper (
P) ou Ciseaux/Scissors (
S)) (sans que l'adversaire en prenne connaissance) pour ensuite comparer leur choix à celui de l'adversaire. Les règles suivantes s'appliquent alors :
• P > R (le papier recouvre la pierre)
• R > S (la pierre écrase les ciseaux)
• S > P (les ciseaux coupent le papier)
On remarque que ces règles forment un
cercle (P > R > S > P ...) et que chaque élément est lié aux deux autres par le fait qu'il est supérieur à l'un (il est son
prédateur) et inférieur à l'autre (il est sa
proie).
On est mené à se rendre compte que chaque élément est
équivalent aux autres, en ce sens que chaque élément a, a priori (donc si l'on occulte la notion de metagame), autant de chances que les autres de gagner.
Pour éviter de donner l'impression que l'on favorise un élément plutôt qu'un autre, nous nous référerons alors à l'un de ces éléments par la lettre M. Son prédateur sera alors noté L et sa proie N, de sorte que L > M > N > L, ce qui respecte les règles du jeu.
Cette règle satisfait [C] car on peut choisir deux éléments, par exemple L et M, pour observer que M est gagnant quand l'adversaire choisit N (et que L est perdant à ce moment-là), et que L est gagnant quand l'adversaire choisit M (et que M donne une égalité à ce moment-là, donc est non-gagnant). La même chose peut être dite peu importe les deux éléments choisis.
Le PPC génère un metagame parce que chaque joueur peut essayer de deviner les habitudes et les stratégies de l'autre afin d'anticiper ses choix et prendre l'avantage.
Si un joueur joue toujours M, alors le metagame nous permet de savoir que la meilleure manière de gagner est de toujours jouer son prédateur, L.
Si un joueur joue toujours le coup prédateur de celui qu'il a joué au tour précédent (donc s'il joue N, puis M, puis L, puis N, ...), alors il suffit de jouer le coup prédateur du prédateur de son coup précédent pour toujours gagner (donc un coup au hasard au début, puis L, puis N, puis M, ...).
Le développement du metagame, et son apport au gameplay
Les cycles du metagame
Passons maintenant à une fausse variante du PPC, le Pierre-Papier-Ciseaux-Puits (
PPCP), parfois joué dans les cours de récré par des enfants n'étant pas formés aux théories sur les probabilités (et n'en ayant probablement pas grand-chose à faire). La différence avec le PPC classique est l'introduction du Puits (
U), qui amène les règles suivantes :
• P > U (le papier recouvre le puits)
• U > R (la pierre tombe dans le puits)
• U > S (les ciseaux tombent dans le puits)
Cette variante est en réalité la combinaison du PPC classique et d'une vraie variante de ce dernier qui remplace simplement la pierre par le puits (les règles restent inchangées par rapport à la version classique). Cela crée une chimère déséquilibrée du jeu, où deux des options (P et U) sont plus
viables que les deux autres (R et S).
En effet, comme on peut le constater, P et U ont chacun un prédateur (S et P respectivement) et deux proies, alors que R et S ont chacun deux prédateurs (P, U et R, U respectivement). On peut donc raisonnablement supposer que l'on aura plus de chances de victoires en jouant P ou U qu'en jouant R ou S.
Notons
V(E) la probabilité de victoire d'un élément
E dans un match aléatoire. Alors V(P) = V(U) > V(R) = V(S).
Cela dit, le metagame nous permet de prédire que P et U auront tendance à être plus utilisés que R et S, puisqu'ils ont plus de chances de victoire. Donc jouer leurs prédateurs (S et P) donnera un certain avantage sur ces derniers.
On doit alors mettre à jour les probabilités de victoire : V(P) > V(U) > V(S) > V(R).
Maintenant P est l'élément ayant le plus de chances de victoire, ce qui signifie que plus de joueurs vont le jouer. Mais au bout d'un moment, un grand nombre de joueurs utilisera P. Choisir son prédateur, S, conférera alors un avantage de plus en plus important, qui sera contré par une vague de gens utilisant U et R, qui sera contrée par une nouvelle vague de P... la boucle est bouclée.
Nous assistons alors à un
cycle pouvant en théorie se répéter à l'infini. Plus le jeu offrira de choix, plus il y aura de cycles différents, qui se recouperont et interagiront.
La liste des choix conférant les meilleures probabilités de victoire (à chance et technique égales) est appelée le
top tier (ou liste des tiers). Les tiers sont, en quelque sorte, les notes données aux différents choix possibles en fonction de leur performance en compétition. Le top tier peut parfois changer très rapidement et violemment au cours du temps.
Dans le cas du PPCP, P et U seraient considérés comme
high-tier tandis que R et S seraient
low-tier.
L'influence du metagame sur le jeu
Jusqu'à présent, nous n'avons parlé que de l'influence des choix, à technique égale, sur le metagame. Il est cependant important de noter que la technique a, elle aussi, son mot à dire dans le développement du metagame. En effet, une notion cruciale du metagame est la
dénaturation du gameplay par les joueurs expérimentés.
Celle-ci s'opère de plusieurs manières :
• La découverte de bugs exploitables dans le jeu
• La découverte de techniques puissantes non prévues par le gameplay, mais n'étant pas des bugs (et souvent très difficiles à réaliser)
• La découverte de techniques (parfois déjà existantes en tant que techniques de base) pouvant être utilisées comme prédatrices (ou contres) des techniques précédentes
Cette dénaturation amène souvent, petit à petit, une différence manifeste entre les styles de jeu
compétitif et
casual (non-compétitif).
Tout d'abord, la dénaturation du jeu influe sur le metagame, puisqu'un choix qui était viable jusqu'ici pourrait un jour ne plus l'être, suite à la découverte d'une technique permettant de nullifier l'avantage de ce choix par rapport aux autres. Cela fonctionne aussi dans l'autre sens, à savoir qu'une correction de bug peut totalement supprimer un choix qui reposait essentiellement sur l'exploitation dudit bug pour fonctionner.
Mais plus intéressant encore, il s'avère que le metagame influe également (et considérablement) sur la dénaturation du jeu.
En effet, la prévalence particulière d'un choix sur les autres amènera très probablement les joueurs à jouer préférentiellement le choix en question, ainsi que ses contres, ce qui provoque inévitablement des découvertes de techniques plus poussées et plus nombreuses favorisant le choix surutilisé, ainsi que ses contres.
Le metagame s'en trouve alors affecté, et le choix qui était viable devient mauvais à cause de la prolifération de techniques prédatrices de celui-ci. Un autre choix prend la place, qui bénéficie à son tour de techniques avancées et souffre de ses propres contres avancés, et ainsi de suite.
Ce phénomène peut dans certains cas prendre énormément d'ampleur (quand deux ou trois choix sont privilégiés par 90% des joueurs, alors que d'autres choix ne sont quasiment jamais pris, d'énormes différences de développement risquent d'apparaître). Parfois même, un choix unique possède un avantage tellement grand sur les autres qu'il déséquilibre totalement le metagame.
Exemple le plus flagrant :
Meta Knight dans
Super Smash Bros: Brawl, qui, avant d'être banni, fut utilisé par quasiment un tiers (21/64) des participants à la dernière
grande compétition l'ayant autorisé (
The Escapist). C'est pourquoi, en tant que développeur d'un jeu multijoueur, s'interroger sur le degré d'implication du metagame de son jeu dans le gameplay de compétition est loin d'être inutile.
Conclusion
Le metagame est un concept essentiel dans la catégorie des jeux vidéo multijoueurs à vocation compétitive. Il est ce qui garde le jeu intéressant et attractif, est capable de modifier complètement le gameplay même du jeu, et ne devrait aucunement être pris à la légère lors de la mise en place des différents choix possibles dans le jeu, ainsi que lors d'éventuelles modifications de ces choix après
release.
Les développeurs de jeux vidéo multijoueur (ainsi que les organisateurs de tournois, dans une moindre mesure) se doivent de garder un œil sur le metagame de leur jeu afin de conserver un minimum d'équilibre entre les différents choix possibles, de manière à maintenir un peu de diversité et d'amusement dans le gameplay de compétition. Cela dit, il n'y a pas de règle formelle définissant l'équilibre en question et à quel point on doit le préserver, il est donc du ressort des développeurs (et des organisateurs) de définir leurs propres limites, pourquoi pas en s'inspirant des demandes des joueurs.
L'essentiel est de ne pas rendre le jeu monotone et ennuyeux et de garder un gameplay riche en diversité !
Mais l'origine du déséquilibrage n'est pas un effet du metagame, ce n'est que le résultat d'un game design imparfait. Posté le : 30/05/2013 à 00h45